En 1940, une famille composée du père, apiculteur le jour, philosophe insomniaque la nuit, de la mère absorbée par une correspondance avec un amant lointain et de deux petites filles, Ana (Ana Torrent) et Isabel (Isabel Tellería), vit dans un village castillan où l’un des rares événements notables est le passage du cinéma ambulant. Lorsque les fillettes voient Frankenstein, Isabel prétend savoir où habite “l’esprit” : dans une ferme abandonnée. Un jour, Ana y trouve un fugitif. Quand il est abattu par la police, Ana s’enfuit et revit en rêve la scène où le monstre s’approche d’une fillette au bord de l’eau. Une fois ramenée à la maison, elle reprend difficilement pied dans la vie.
Œuvre secrète et mystérieuse, L’Esprit de la ruche a émerveillé ses spectateurs par la grâce d’un miracle, dans lequel Monte Helmann reconnut la signature d’un grand maître. Celui d’avoir capté, dans les immenses yeux noirs de la jeune Ana Torrent, l’éblouissement originel du cinéma perçu pour la première fois. À travers l’exceptionnelle photographie d’un Luis Cuadrado en train de devenir aveugle et qui se fait décrire les scènes par un assistant, par la beauté sèche et brûlante d’images étirées en de longs plans dans lesquels le temps semble s’être arrêté, ce n’est pas seulement ce regard, cependant, que Víctor Erice nous donne à voir, mais déjà la nostalgie de sa perte : L’Esprit de la ruche est l’histoire d’un apprentissage et de la perte qui l’accompagne irrémédiablement.
C’est à travers le cinéma que la jeune fille découvre la complexité du monde derrière les apparences, la cruauté sous la beauté, la beauté sous la monstruosité. À travers le regard acéré, primitif, de l’enfant, Víctor Erice porte nos yeux sur « l’ambiance d’une société dévastée » par la guerre civile. L’œuvre est trop ambitieuse et les propos critiques trop subtils pour que le film soit censuré par le pouvoir franquiste : restent les habitants prisonniers d’un monde fermé, triste et tragique, chez qui l’ultime espoir d’un ailleurs réside en la venue de la camionnette du cinéma ambulant.
Les yeux d’Ana marqueront définitivement la mémoire des cinéphiles trois ans plus tard avec Cría cuervos de Carlos Saura (1976), sorte de suite en négatif du film d’Erice. En ces yeux, comme dans un jeu de miroir, se réfléchit l’espoir d’une renaissance incessante de la magie du cinéma. Et à travers l’histoire de la jeune fille, c’est toute l’Histoire encore jeune du septième art qui est convoquée avec le même vacillement pudique, la même hésitation entre nostalgie des origines (les deux scènes remakes d’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat) et conscience du chemin parcouru. « L’Esprit de la ruche est de ces œuvres autour desquelles toute l’Histoire du cinéma pourrait être mise en mouvement. Un de ces points pivots qui, comme Zéro de conduite, Allemagne année zéro, La Nuit du chasseur et Où est la maison de mon ami ? (autres films essentiels construits autour de l’enfance) à la fois exalte et interroge toutes les puissances du cinéma, jusqu’aux extrêmes de la complexité et de la simplicité. ». (Jean-Michel Frodon, Cahiers du cinéma, n° 641, janvier 2009).
Première experience cinématographique
L’histoire d’Ana et sa découverte du cinéma comportent une dimension autobiographique. Dans son court métrage La Morte rouge (2006), Erice évoque sa première expérience de spectateur comme un bouleversement de toute son enfance. Le premier film qu’il vit fut La Griffe sanglante de Roy William Neill (The Scarlet Claw, 1944). Le cinéaste raconte qu’il ne fut pas seulement frappé par la violence du film, mais plus encore par l’impassibilité des autres spectateurs face à tous ces meurtres : « Je pensais que l’attitude unanime des adultes devait être la conséquence d’un pacte qu’ils avaient tous accepté, consistant à se taire
et à continuer à regarder ».
Vieillir trop vite
« Sur L’Esprit de la ruche, j’étais très soucieux pour Ana Torrent, parce que tout ce qui se passait sur le tournage était vraiment, pour elle, de la réalité. Je me disais : « Peut-être qu’à cause du cinéma cette petite fille va vieillir trop vite ». C’était un sentiment terrible. J’ai connu Ana Torrent alors qu’elle avait six ans. De temps en temps, je lui téléphone encore : je me sens responsable d’avoir peut-être écourté certaines choses de son enfance… »
(Víctor Erice, Cahiers du Cinéma, n° 405, mars 1988)
Buñuel, l’exil et la tradition cinématographique espagnole
« Il n’y a pas, sauf exception, de tradition cinématographique en Espagne. Le plus grand cinéaste espagnol (Buñuel) n’a pratiquement travaillé qu’en exil. Peut-être que s’il avait pu rester en Espagne, on n’en serait pas là, on aurait une tradition. Ceux qui ont 20 ans aujourd’hui et qui vont faire des films restent dans l’ignorance de la mémoire du cinéma. » (Víctor Erice, Cahiers du Cinéma, n° 405, mars 1988)
L’Esprit de la ruche (El espíritu de la colmena )
Espagne, 1973, 1h38, couleurs (Eastmancolor), format 1.66
Réalisation : Víctor Erice
Scénario : Víctor Erice, Ángel Fernández Santos, Franciso J. Querejeta
Photo : Luis Cuadrado
Musique : Luis de Pablo
Montage : Pablo G. del Amo
Décors : Adolfo Cofiño
Costumes : Peris
Production : Elías Querejeta, Elías Querejeta Producciones Cinematográficas S.L., Jacel Desposito
Interprètes : Fernando Fernán Gómez (Fernando), Teresa Gimpera (Teresa), Ana Torrent (Ana), Isabel Tellería (Isabel), Ketty de la Cámara (Milagros), Estanis González (le policier), José Villasante (Frankenstein), Juan Margallo (le fugitif), Laly Soldevila (Doña Lucía), Miguel Picazo (le docteur)
Présentation au Festival de Chicago : octobre 1973
Sortie en Espagne : 8 octobre 1973
Sortie en France : 5 janvier 1977
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