Le Voyeur

« Une offense à la nation ! », « Un film répugnant ! », « Néfaste et malfaisant ! » En quelques mots, voici résumé l’accueil critique que reçut Le Voyeur lors de sa sortie au Royaume-Uni en 1960, suivi de très près par la critique française. Un tollé général pour une œuvre qui dérange. Évidemment, critique et public étaient plus habitués aux réalisations “conventionnelles” de Michael Powell. Mais au fil du temps, les critiques se ravisèrent, et Le Voyeur, véritable objet de culte et œuvre brillante, a heureusement trouvé sa place au panthéon du cinéma.
Pleins feux sur un voyeur. Sur un scénario de Leo Marks, Michael Powell réalise le portrait de Mark Lewis, jeune homme (introverti avec le monde, très à l’aise avec les vedettes), incapable de vaincre les traumatismes de son enfance, et qui ne s’est jamais remis des expériences scientifiques pratiquées sur lui par son père. Objet d’expérimentations sur la peur, il devient lui-même, grâce à la caméra offerte par le psychiatre, le légataire de ces expériences. Mais il pousse le vice plus loin. Sorte de “Jack l’éventreur cinéaste”, il équipe un pied de la caméra d’une baïonnette et d’un miroir : ainsi, tout en les filmant, il tue des femmes, qui voient ce qui leur arrive et font face à leur propre terreur dans le petit miroir. Pourtant, l’ambition ultime de celui qui est resté l’enfant triste et terrorisé par son père est ailleurs : il veut filmer sa propre mort.

Le Voyeur est un film cru, sombre, morbide et foncièrement étrange. Mais c’est également le film le plus maîtrisé de Michael Powell, d’une beauté plastique exceptionnelle. C’est le portrait émouvant qu’il dresse de Mark Lewis qui  sans doute dérangea le plus à l’époque de sa sortie. Le cinéaste se refuse à tout jugement moral, et éprouve même une sorte de compassion pour ce jeune homme qui finalement n’a pas les armes pour agir autrement. Le personnage de Mark Lewis est sans doute un des plus sulfureux de l’histoire du cinéma, à la fois inquiétant et fascinant. Car la mise en abyme est complexe et infinie : la caméra filme le cinéaste assassin, qui filme sa victime, assistant elle-même en direct au déroulement de l’action. Le spectateur est le voyeur du Peeping Tom…
Le Voyeur est enfin une réflexion inégalable sur le cinéma, les cinéastes et le pouvoir des images. Martin Scorsese, grand admirateur du réalisateur britannique, de conclure : « J’ai toujours pensé qu’avec Le Voyeur et 8 1/2 de Fellini, tout ce qu’on pouvait dire sur le cinéma était dit. 8 1/2 saisit ce qu’il y a de prestigieux et de joyeux dans la mise en scène, alors que Le Voyeur en montre le côté agressif, la façon dont la caméra viole. » (Scorsese par Scorsese, Cahiers du cinéma)

Un investissement très personnel
C’est Michael Powell lui-même qui joue le rôle du père sadique de Mark Lewis. Dans les films d’enfance, c’est son propre fils Columba qui joue le tout jeune Mark. Enfin, beaucoup de scènes ont été tournées dans la propre maison du cinéaste.

Scoptophilie ?
Lors d’une des premières entrevues de Michael Powell avec son jeune scénariste Leo Marks (« un homme étrange, difficile à saisir, entouré de mystère »), Marks demande au cinéaste : « Est-ce que le mot scoptophilie vous dit quelque chose, M. Powell ? » Question test pour le réalisateur ! Définie comme la pulsion morbide de regarder des scènes de meurtre ou de sexe, la scoptophilie devient le centre du film. (Million Dollar Movie – Une vie dans le cinéma tome 2, Michael Powell, Actes Sud/Institut Lumière)

Descendance
Le Voyeur deviendra un film de chevet pour nombre de cinéastes, comme Gaspar Noé, et certains s’en inspireront dont Brian De Palma pour Sœurs de sang (Sisters, 1974), ou encore Pedro Almodóvar avec Kika (1993). C’est pourquoi le cinéaste madrilène l’a choisi pour sa carte blanche.

Copie
Fin des années 1970, Martin Scorsese, fan absolu du film, décide de faire tirer une copie du Voyeur à ses frais, afin de pouvoir le montrer au New York Film Festival.