En août 1938, Hitchcock revient d’Hollywood où il a signé, avec David O’Selznick, un contrat qui ne débutera qu’en avril 1939. Ces quelques mois sans engagement sont le temps nécessaire pour réaliser le dernier film de sa période anglaise : ce sera La Taverne de la Jamaïque, adapté du roman d’aventures maritimes de Daphne Du Maurier, grand succès populaire. Un film d’aventures en costumes, qui en fait une œuvre atypique dans la filmographie du maître du suspense.
Dans les landes tourmentées de Cornouailles, la taverne de Joss abrite de nombreuses horreurs. Une bande de contrebandiers provoque le naufrage des navires, puis après avoir liquidé équipage et passagers, pille la cargaison. L’entreprise se fait sous la houlette de sir Humphrey Pengallan, juge de paix sans foi ni loi. Des personnages sombres et torturés dans une nature hostile. Le thème du double et du faux, si cher au cinéaste, est ainsi abordé avec sir Humphrey, respectable et dangereux. Il l’est également avec le personnage de Jem Trehearne, faux coupable de contrebande et véritable représentant de l’ordre. Ce thème sera repris plus profondément par le cinéaste.
Hitchcock racontera plus tard que « les choses les plus difficiles à filmer sont les chiens, les bébés, les canots à moteur, et Charles Laughton. » Pendant le tournage, Laughton est souvent dans l’incapacité de rendre devant la caméra ce qu’il envisage comme le cœur de son personnage et n’est jamais satisfait.
Frustré, il ne communique que peu. Malgré ces difficultés, il y est formidable : personnage expressionniste, il est un chef de bande cynique, obséquieux et retors. Maquillé à outrance, il n’en est que plus troublant et inquiétant. Mais il est également débonnaire et presque attendrissant, véritable tour de force du metteur en scène. Les autres comédiens sont également excellents. Maureen O’Hara, ici âgée de 18 ans et à l’aube d’une grande carrière, est une fougueuse héroïne hitchcockienne qui subira, comme ses consœurs, de nombreux outrages. Enfin, la bande de pirates, aux trognes ahurissantes, rivalise de cabotinage.
L’utilisation des décors de l’auberge et ses ombres déformantes tiennent du courant expressionniste, tandis que les scènes de tempêtes (magistralement filmées), muettes, forcent les personnages à transmettre leurs émotions par leurs gestes et visages.
Éric Rohmer et Claude Chabrol, dans Hitchcock (Éd. universitaires) se remémorent le film : « Quelques images brutales et plaisantes restent encore vives dans notre mémoire : l’héroïne décrochant un pendu, un pirate sifflotant une mazurka tout en essuyant un coutelas ensanglanté sur sa chemise, la carriole roulant dans les bruyères, et surtout la chute de sir Humphrey sur le tillac : vingt ans avant Max Ophuls, la caméra se précipite du haut du mât pour, semble-t- il, s’écraser au sol. »
Une idée de Charles Laughton
Dans son ouvrage Alfred Hitchcock, une vie d’ombres et de lumière (Actes Sud/Institut-Lumière), Patrick McGilligan explique que c’est Charles Laughton qui démarcha Hitchcock au printemps 1938. L’acteur, à la suite de sa rupture avec le producteur Alexander Korda, s’est associé avec Erich Pommer (qui avait supervisé les chefs-d’œuvre UFA de Lang, Murnau, Pabst pendant les années 1920) pour monter la société de production Mayflower Films. La société a déjà produit deux films avec Charles Laughton en vedette et a pour projet Jamaica Inn. Charles Laughton veut qu’Hitchcock en soit le réalisateur.
La valse de Laughton
Au début du tournage, Charles Laughton demande à Hitchcock de ne le filmer qu’en gros plans car l’acteur n’a pas encore trouvé la démarche de son personnage. Le réalisateur, dans ses entretiens avec François Truffaut (Hitchcock/Truffaut, Gallimard) raconte : « Au bout d’une dizaine de jours, il est arrivé en disant : "J’ai trouvé." Et il s’est mis à marcher en se dandinant et en sifflant une petite valse allemande qui lui était revenue en mémoire et qui lui avait inspiré le rythme de son pas. »
D’écclésiastique à juge de paix
De nombreux changements ont été faits entre le roman de Daphne Du Maurier et le film d’Hitchcock. Un des plus notables concerne le personnage de Laughton, ecclésiastique dans le roman, devenu juge de paix dans le film. Patrick McGilligan raconte que c’est après l’envoi de la première version du scénario par Pommer au bureau new-yorkais de l’administration du code de la production (en vue d’une éventuelle exploitation américaine du film) que le changement eut lieu : l’administration avait refusé d’autoriser qu’un ecclésiastique soit "le méchant".
La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn )
Royaume-Uni, 1939, 1h39, noir et blanc, format 1.37
Réalisation : Alfred Hitchcock
Scénario : Sidney Gilliat, Joan Harrison, avec la collaboration d’Alma Reville et J.B. Priestley, d’après le roman L’Auberge de la Jamaïque de Daphne Du Maurier
Photo : Harry Stradling, Bernard Knowles
Musique : Eric Fenby
Montage : Robert Hamer
Décors : Tom Morahan
Costumes : Molly McArthur
Production : Erich Pommer, Charles Laughton, Mayflower Films
Interprètes : Charles Laughton (sir Humphrey Pengallan), Maureen O’Hara (Mary Yellard), Horace Hodges (Chadwick), Hay Petrie (Sam), Frederick Piper (Davis), Emlyn Williams (Harry le colporteur), Herbert Lomas (un locataire), Clare Greet (Madame Tremarney, une locataire), William Devlin (un locataire), Jeanne De Casalis (une amie de sir Humphrey), Mabel Terry-Lewis (une amie de sir Humphrey), A. Bromley Davenport (un ami de sir Humphrey), George Curzon (un ami de sir Humphrey), Basil Radford (un ami de sir Humphrey), Leslie Banks (Joss Merlyn), Marie Ney (Patience Merlyn), Wylie Watson (Salvation Watkins), Morland Graham (Sea Lawyer Sydney), Edwin Greenwood (Dandy), Mervyn Johns (Thomas), Stephen Haggard (le garçon), Robert Newton (Jem Trehearne)
Sortie au Royaume-Uni : 15 mai 1939
Sortie en France : 20 juillet 1939
FILM RESTAURÉ
Cohen Films
Park Circus
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