Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre, François Mauriac, Marcel Pagnol, Raymond Queneau, Aragon, Robert Bresson, Henri-Georges Clouzot, ou encore Picasso. En février 1956, tous apposent leurs signatures sur le même document, une pétition internationale exigeant la libération de Juan Antonio Bardem, arrêté le 14 février alors qu’il tournait les extérieurs de Grand’ rue dans la région de Valladolid. Ses sympathies communistes, la portée critique et l’écho international de ses films (il est alors l’un des rares metteurs en scène, avec Luis García Berlanga, à porter la voix du cinéma espagnol hors de ses frontières), l’avaient placé dans le collimateur du régime franquiste. Le succès critique de Mort d’un cycliste (Muerte de un ciclista, 1955), pour lequel il reçoît le Grand prix du Festival de Cannes, lui sera fatal : pour avoir osé montrer des grèves d’étudiants, il est inculpé de complot contre la sûreté de l’État et passible de la peine de mort, Bardem finit par être emprisonné pendant un mois, avant d’être libéré sous la pression des pétitions étrangères.
Avec Grand’ rue, le cinéaste espagnol poursuit sa dénonciation d’une société bloquée par l’ennui et l’étouffement moral. Très influencé par le néoréalisme italien, il filme les employés ou les fonctionnaires mariés qui, en une dérisoire manifestation de liberté, jouent avec une vieille fille comme un enfant joue avec des fourmis. Si d’aucuns accusent Bardem d’avoir plagié Les Vitelloni de Fellini (I vitelloni, 1953), le film emporte un large succès critique à sa sortie (Grand prix de la critique internationale à Venise en 1956), et la justesse de sa mise en scène est unanimement saluée. Grâce à un montage brutal et expressif, une utilisation subtile de la profondeur de champ (qui recèle souvent des actions secondaires) et de la bande son (omniprésence des cloches de la cathédrale), Grand’ rue rend parfaitement compte du caractère intrusif de la société et de l’âpreté du quotidien d’une petite ville de province espagnole sous Franco.
Dans ce cadre verrouillé, c’est à partir des dynamiques humaines que naissent les possibilités de la farce et de la tragédie. L’expressionnisme des gros plans des acteurs, l’accent porté sur la lente évolution des sentiments, la grande qualité de la distribution (incroyable Betsy Blair, acclamée par la critique pour son jeu tout en sensibilité et retenue) construisent l’intensité du drame de Grand’ rue. « Être le témoin du moment humain », voilà la mission qu’assignait Juan Antonio Bardem à son cinéma.
Réalisme et génie espagnol
Juan Antonio Bardem : « Le réalisme est l’exigence fondamentale. Bien sûr, il diffère selon les pays. Pour moi, si je me rattache à ce que les Italiens appellent néoréalisme, c’est dans une perspective et une tradition espagnoles. Non par tradition cinématographique : inexistante. Mais artistique : le génie espagnol est réaliste en littérature – comme en peinture : c’est tout l’esprit de Velázquez. »
Bardem, Les Vitelloni et le plagiat
Accusé de plagiat par certains, le cinéaste espagnol s’explique :
« Je vous dirai qu’en effet, entre Les Vitelloni et Grand’ rue, par exemple, il y a des ressemblances. Je songe notamment à la séquence nocturne où les fêtards déambulent en poussant devant eux une boîte de conserve. Je vais plus loin : en tournant ces plans, je me souvenais fort bien de ce qu’avait filmé Fellini. Et je savais qu’on m’accuserait de plagiat. Seulement, voilà : j’ai voulu donner de la réalité espagnole dans une petite ville de province une image fidèle. Et cela impliquait, à mon point de vue, d’y insérer cette séquence. »
Troisième roue du carosse
Juan Antonio Bardem avait proposé le rôle à Olivia de Havilland.
Puis ce fut Danielle Darrieux qui fut pressentie. Ce sera finalement Betsy Blair, seulement troisième choix du réalisateur, qui incarnera Isabel avec le succès que l’on sait : sa performance fut récompensée d’un hommage spécial du jury du Festival de Venise.
Grand’ rue (Calle Mayor )
Espagne, France, 1956, 1h39, noir et blanc, format 1.37
Réalisation : Juan Antonio Bardem
Scénario : Juan Antonio Bardem, d’après la pièce La señorita de Trevélez de D. Carlos Arniches
Photo : Michel Kelber
Musique : Joseph Kosma, Isidro B. Maiztegui
Montage : Margarita de Ochoa
Décors : Enrique Alarcón
Costumes : Humberto Cornejo
Production : Cesáreo González, Manuel J. Goyanes, Cesáreo González Producciones Cinematográficas, Play Art, Ibéria Films, Guión Producciones Cinematográficas
Interprètes : Betsy Blair (Isabel), José Suárez (Juan), Yves Massard (Federico Rivas), Luis Peña (Luis), Dora Doll (Tonia), Alfonso Godá (José María “Pepe el Calvo”), Manuel Alexandre (Luciano), José Calvo (Doctor), Matilde Muñoz Sampedro (Chacha), René Blancard (Editor), María Gámez (Madre), Lila Kedrova (Pepita), Josefina Serratosa (Obdulia), Julia Delgado Caro (Señora de la procesión), José Prada (Evaristo)
Sortie en France : 26 octobre 1956
Sortie en Espagne : 5 décembre 1956
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