En mars 1998, alors que les Cahiers du cinéma ont décidé de lui offrir une carte blanche, Pedro Almodóvar choisit de parler d’El extraño viaje, « l’un des films mythiques, parmi les plus bizarres et les plus difficiles à voir de l’histoire de notre cinéma » (Cahiers du cinéma, n° 522). Pour souligner les liens intimes et durables qui le lient au film de Fernán Gómez, le Prix Lumière 2014 a décidé de placer celui-ci parmi les œuvres auxquelles il rend aujourd’hui hommage.
Interdit de sortie, oublié pendant plus de six ans, puis condamné aux projections double-programme, El extraño viaje est une comédie noire, à l’ironie amère et cynique. Elle constitue l’un des symboles du “nouveau cinéma espagnol” qui, entre la fin des années 1950 et la moitié des années 1960, entendait rendre compte de la réalité duale, presque schizophrène, de l’Espagne d’alors. Dans un pays soumis à la dictature mais qui s’ouvre, dès 1962, au tourisme de masse (« España es diferente »), se forme un étonnant mélange d’inquiétude et d’espoir, qui trouve son retentissement, entre autres, dans un cinéma de facture grotesque, où le drame le plus noir côtoie l’humour le plus burlesque, et le plus acide.
Fernando Fernán Gómez, lui-même acteur (L’Esprit de la ruche – El espíritu de la colmena, 1973 de Victor Erice ; Ana y los lobos, 1973 et Maman a cent ans – Mamá cumple 100 años, 1979, de Carlos Saura…), s’entoure d’acteur brillants (incroyables Rafaela Aparicio, Tota Alba et Jesús Franco) pour donner vie à un film insaisissable, à l’humour tranchant, à la critique sociale féroce, à l’ambiance trouble, et à la construction ciselée d’une admirable précision. Il ne saurait mieux représenter la force d’un cinéma qui, pour mieux rendre compte de la réalité, se devait de la déformer : la dualité caractéristique du grotesque, qui a souvent été utilisée pour faire rire, était in fine le plus acéré des miroirs qui puisse être placé devant le visage de l’Espagne. La réalité, en un retournement ironique, validant l’exubérance et l’humour noir d’un cinéma qu’Almodóvar n’hésite pas à qualifier, en son pays, de « néoréaliste » : « On accusa le film d’exhiber trop de boiteux et pas assez de jeunes hommes. Fernán Gómez m’a raconté que, pour ce film, il avait utilisé en guise de figurants des habitants des villages où il tournait, mais que la guerre espagnole avait malheureusement rempli le pays de boiteux et de manchots. » (Cahiers du cinéma, n° 522)
Pas très vendeur
El extraño viaje sort en plein boom économique, favorisé par le tourisme. Pedro Almodóvar : « Donc, le ministre de l’Information et du Tourisme projetait de promouvoir les plages espagnoles (…), et El extraño viaje le rendit furieux car la seule plage qui apparaît dans le film accueille, sur le sable, les cadavres de deux frères, gros, laids et soûls. Cette simple image condamnait le film de Fernán Gómez à l’ostracisme » (Cahiers du cinéma, n° 522)
Esperpento
À l’origine de nombreux traits que l’on retrouve dans le « nouveau cinéma espagnol » se trouve l’Esperpento, courant littéraire dont Ramón María del Valle-Inclán (1866-1936) est l’un des plus grands représentants. Toute son œuvre, aussi bien théâtrale que romanesque, se trouve identifiée à ce courant littéraire caractérisé par une déformation de la réalité et d’accentuation de ses traits les plus grotesques, exprimé dans un langage familier.
Travesti
Malgré la censure qui sévit à l’époque, El extraño viaje est le premier film espagnol montrant, dans plusieurs scènes, un homme habillé en femme.
El extraño viaje
Espagne, 1964, 1h32, noir et blanc, format 1.66
Réalisation : Fernando Fernán Gómez
Scénario : Manuel Ruiz Castillo, Pedro Beltrán, d’après une idée de Luis García Berlanga
Photo : José F. Aguayo
Musique : Cristóbal Halffter
Montage : Rosa G. Salgado
Décors : Sigfrido Burmann, Tomás Fernández
Production : José López Moreno, Francisco Molero, Ízaro Films, Pro Artis Ibérica
Interprètes : Carlos Larrañaga (Fernando), Tota Alba (Ignacia Vidal), Lina Canalejas (Beatriz López), Rafaela Aparicio (Paquita Vidal), Jesús Franco (Venancio Vidal), Luis Marín (Pepe), María Luisa Ponte (Doña Teresa), Joaquín Roa (Graciliano), Xan das Bolas (Cosme), Goyo Lebrero (Félix)
Sortie en Espagne : 10 août 1964
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