Posté le 15.10.2014 à 11h42
Entretien avec Michel Legrand, à l’occasion de sa master class au festival Lumière
Photo : Bastien Sungauer
La récente mise en scène au théâtre du Châtelet à Paris des Parapluies de Cherbourg montre à quel point les partitions que vous avez écrites pour Jacques Demy peuvent exister sans les films. Avez-vous d’autres projets du même type ?
La musique quand on la joue seule doit être de la même qualité que de la musique pour un concert. C’est de la musique qu’on doit pouvoir jouer en dehors des images. On a fait quatre concerts au Châtelet, mais le succès était tel qu’on aurait pu faire dix ou douze jours. On va le reprendre au mois de juin de l’année prochaine, et on en fera huit. Et on va parcourir la France et le monde avec ce spectacle. Les chanteurs sont sublimes, Nathalie Dessay est formidable dans le rôle de la mère.
La période où vous avez travaillé avec Jacques Demy était-elle plus insouciante que lorsque vous êtes parti à Hollywood ?
Non. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Quand je travaillais au conservatoire dans la classe de Nadia Boulanger, je voulais à tout prix savoir comment on écrivait les grandes œuvres. Je prenais donc des cours spéciaux d’analyse musicale : on regardait comment étaient écrites les partitions. Un jour, vient à Paris Igor Stravinsky pour diriger ses œuvres au théâtre des Champs Elysées. Nadia Boulanger, qui était très amie avec lui, nous a emmené assister à ses répétitions. Lors d’une pause, je me lui ai demandé : « Maître, est-ce que vous avez lu le livre de Boulez sur le Sacre du Printemps ? ». Il m’a répondu : « Non, je l’ai parcouru. C’est étrange car Boulez a trouvé une raison pour chaque phrase que j’ai écrite dans le Sacre et d’autres milliards de choses auxquelles je n’ai jamais pensé. » Puis, il a dit une phrase qui a changé ma vie : « Quand on est un vrai créateur, on ne sait pas très bien ce qu’on fait. » Phrase miraculeuse ! J’ai donc arrêté les cours d’analyse et je me suis laissé aller à écrire.
Pourriez-vous partager un souvenir du Messager de Joseph Losey, dont vous avez composé la musique et qui avait obtenu la Palme d’or à Cannes ?
C’est une drôle d’histoire. Joseph Losey m’avait envoyé un télégramme – il ne se servait jamais du téléphone - me demandant de venir à Londres. Il venait de terminer son film et souhaitait que j’en fasse la musique. Je vois Le Messager à Londres que je trouve superbe. Au dîner chez lui, il me passe un disque: un genre de musique qui passait dans les bordels, une musique un peu sexy. Losey voulait ce genre là pour son film. « Si c’est ça que vous voulez, je me retire car ça je ne le ferai pas » lui ai-je dit. Il insiste alors je lui demande de me laisser faire autre chose. Il finit par accepter. Six semaines plus tard, je viens avec mes partitions. Et il n’aime pas du tout ! J’enregistre toute la partition malgré tous ses cris. J’ai été ferme : « Vous m’avez demandé de faire la musique, je l’ai faite. Vous me devez un retour d’ascenseur : faites le mixage et quand vous aurez fini, on regardera ensemble et on prendra une décision. » Je rentre à Paris, et les mois passent sans nouvelles. Au mois d’avril, je découvre que le film est sélectionné au festival de Cannes. En mai, le film gagne la Palme d’or. Et je ne savais toujours pas avec quelle musique ! Le lendemain, je reçois un télégramme de 200 lignes de Losey s’excusant. Je lui ai répondu : « Comment osez-vous traiter vos musiciens de la sorte ? Désormais, je ne veux plus travailler avec vous ». Nous sommes cependant redevenus amis par la suite, et j’ai recomposé pour lui par la suite.
Elsa Colombani