Posté le 07.10.2014 à 8h52
Thelma Schoonmaker-Powell, veuve du grand cinéaste Michael Powell et par ailleurs monteuse attitrée de Martin Scorsese (elle a été récompensée de deux Oscars pour Raging Bull et pour The Aviator) était à Lyon pour le festival Lumière.
Elle y a présenté Les Contes d'Hofmann que Powell réalisa en 1951 et que Martin Scorsese et elle, grâce à la Film Foundation, le British Film Institute et Studio Canal, viennent de restaurer.
Extrait d’une conversation datant de 2006, lorsque l’Institut Lumière avait sorti 7 films de Michael Powell en DVD, entre Bertrand Tavernier, admirateur de Michael Powell de la première heure, et Thelma Schoonmaker-Powell.
Thelma Schoonmaker et Martin Scorsese
– Comment avez-vous rencontré Michael ?
– Martin Scorsese m’a donné le meilleur métier et le meilleur mari du monde ! Pendant le montage de Raging Bull, il m’a initié aux films de Michael Powell et d’Emeric Pressburger. Plus jeune, j’avais vu Les Chaussons Rouges et Colonel Blimp à la télévision - c’était la version coupée, en noir et blanc, comme celle qu’a vu Marty à l’époque. Lui m’initiait à ces films parce qu’il les aimait tellement ! A New York, en 1980, le Musée d’Art Moderne (MOMA) présentait une rétrospective. C’est là-bas que j’ai rencontré Michael Powell, avec Emeric Pressburger qui était là aussi. C’était étrange : Michael avait l’air tellement triste. Il m’a confié plus tard que ça lui rappelait des souvenirs douloureux.
Scorsese avait invité Michael aux Etats-Unis. Il enseignait à l’université de Dartmouth dans le New Hampshire. Nous montions Raging Bull, la nuit, et il appelait Marty lorsqu’il se sentait seul. Parfois, c’est moi qui répondais. Un jour, Marty m’a demandé : « Pourquoi tu ne viendrais pas dîner ce soir ? J’ai invité Michael. » J’y suis allée et je suis immédiatement tombée amoureuse de lui !
– Quels adjectifs vous viennent à l’esprit pour décrire Michael Powell ?
– C’était un homme extraordinaire, son visage exprimait un tel amour de la vie. Tout ce qu’il disait était hors du commun. Les clichés étaient bannis de son monde ! Il me subjuguait même s’il avait 30 ans de plus que moi – il avait 74 ans.
– Et ensuite ?
– Il vint régulièrement me voir, je montais Raging Bull dans une des chambres de l’appartement de Marty. Il trouvait très drôle de voir nos piles de bobines entassées dans la salle de bain. Plus tard lorsque nous sommes partis à Los Angeles pour les Oscars, j’ai appelé Michael qui se trouvait alors à la Zoetrope à Hollywood, le studio indépendant de Francis Coppola. Les choses ont pris tournure…
– Diriez-vous qu’il était romantique ?
– Il était romantique et c’était un amoureux de la vie dont il ne voulait pas perdre une miette. Je me rappelle qu’à la minute où il se réveillait, il pensait déjà à l’autobiographie à laquelle il travaillait (publiée en France chez Actes Sud) et qu’à partir de cet instant chaque seconde comptait. Il n’exprimait jamais de ressentiment. Je ne lui ai connu qu’un éclair de colère à propos de son conflit avec son distributeur, John Rank, à la sortie des Chaussons Rouges.
– Je me souviens qu’il aimait beaucoup d’autres choses en dehors du cinéma : la nourriture, le vin…
– Les femmes !
– Il adorait les femmes…
– Oh oui ! Son amour des femmes a débuté avec sa mère qui a eu une grande influence sur lui. Elle lui a transmis l’amour des arts, de la littérature. C’était une femme qui avait beaucoup de centres d’intérêts et il a hérité de sa sensibilité. Il a aimé les femmes tout au long de sa vie et il a eu de nombreuses aventures. C’était une part très importante de sa vie.
– C’était un bon cuisinier ?
– C’était un cuisinier formidable. Je sais que vous avez goûté à quelques-uns de ses plats.
– Oui.
– Il cuisinait à l’instinct, sans recettes. Il aimait divertir. Nous organisions de grandes fêtes pour lesquelles on préparait d’énormes pâtés en croûte et toutes sortes de plats étonnants ! Une fois Sergio Leone est venu à un de ces dîners dans notre loft à New York – c’était à l’époque du montage de King of Comedy - et il s’est approché de moi avec une grande assiette pleine de nourriture en disant : “C’est le meilleur plat que j’ai jamais mangé aux Etats Unis ! ». Comme il ne tournait plus, il s’exprimait en faisant la cuisine.
– Il aimait aussi beaucoup marcher…
– A l’époque où il tournait ses grands chef-d’œuvres comme Colonel Blimp ou Une question de vie ou de mort, la première chose qu’il faisait sitôt le tournage terminé était de sauter dans un train avec Bill Payton, son merveilleux assistant, et les deux partaient pour l’Ecosse avec leurs sacs à dos marcher pendant deux semaines. Michael connaissait probablement l’Ecosse mieux que la plupart des écossais. Et il a continué à partir marcher comme ça tout au long de sa vie. Et lorsque pour le Who’s Who ou quelque chose de ce genre, on lui a demandé un jour quelle était son activité favorite et il a répondu : « M’appuyer sur des clôtures ! ».
– C’est-à-dire ?
– Dans la nature, il aimait se reposer en s’appuyant contre une clôture afin d’admirer le paysage.
Thelma Schoonmaker, Jeremy Irons et Michael Powell
– Lorsque je l’ai rencontré au début des années soixante-dix, il était dans une très mauvaise passe mais il était impossible de s’en apercevoir car il le cachait. Il m’a même invité dans son club ! C’est seulement en lisant son autobiographie que j’ai réalisé combien ça avait été dur pour lui…
– Il le cachait à sa famille, ses fils l’ignoraient ainsi que ses amis. Malgré cela, il avait toujours cette allure merveilleuse, toujours bien habillé mais avec des vêtements qu’il avait depuis 40 ans ! Des vieux tweeds faits pour lui dans les Shetlands ou les Hybrides… Une forme de fierté l’empêchait de se plaindre.
– Quel est le premier film de Michael Powell que vous avez revu ?
– Colonel Blimp. Une nuit, au montage, Marty m’a dit : « Je veux que tu regardes cette vidéo. J’ai attendu longtemps avant de voir ce film car j’étais sûr de ne pas l’aimer et je détestais l’idée qu’un film de Powell-Pressburger puisse ne pas me plaire. Mais ce film est un chef-d’œuvre ! ». Il s’agissait de I Known where I’m going.
– Le genre de script sur lequel aucun studio ne miserait un dollar !
– Et alors que des scénaristes d’Hollywood le prennent comme référence ! Les producteurs ne partageaient pas cet avis.
– C’est un chef-d’œuvre…
– Oui, un chef-d’œuvre absolu.
– Martin Scorsese dit avoir été très influencé par l’usage que Powell et Pressburger faisaient de la lumière rouge.
– Le début de Alice n’est plus ici est un véritable hommage. Lorsque Scorsese l’a montré à Michael, il lui a dit : « Vous voyez l’hommage ? » et Michael a répondu : « Non, je vois juste que vous utilisez trop de rouge ». Marty a rétorqué : « Mais le rouge est partout dans vos films, c’est de là que ça je le tiens ! ». Meanstreets est innondé de rouge. Comment le visage de Kim Hunter dans Une Question de Vie ou de Mort…
– Marty dit avoir également usé du procédé consistant à utiliser différentes vitesses de caméra, notamment sur des plans serrés tournés au ralenti…
– Oui, pour des scènes d’action en particulier. Michael avait débuté sa carrière dans le muet et à cette époque-là, chaque type d’action avait sa propre vitesse de caméra. Un personnage traversait une pièce ? On le tournait à une certaine vitesse. Quelqu’un écrivait à une table ? C’était une vitesse différente. Un homme conduisait une voiture ? Encore une autre vitesse. Michael a utilisé ce procédé que Scorsese a repris à son compte depuis. Marty tourne toujours ses scènes d’action à différentes vitesses, 12 ou 18 images/seconde … En ce moment, nous montons notre nouveau film The Departed et il y a un plan très simple où Matt Damon compose un numéro de téléphone, eh bien Marty l’a tourné à 18 images/seconde car il le voulait plus rapide. Il a appris tout ça de Michael, comme beaucoup de choses.
(Propos recueillis en 2006 par Thierry Frémaux)