Posté le 01.10.2014 à 11h23
Quand je parle du cinéma qui est en moi, je fais référence au cinéma présent dans mes films, aux films que les personnages regardent dans une salle, ou sur un écran de télévision, à ceux qu’ils commentent pour parler d’eux-mêmes et parfois simplement aux affiches de cinéma accrochées aux murs.
Quand je cite un film de quelqu’un d’autre, ce n’est pas spécialement pour lui rendre hommage mais plutôt pour m’approprier ses images, ses dialogues et l’émotion qu’il suscite. C’est du vol pur et simple ! Ces citations ont un rôle à jouer, elles font totalement partie de mes scénarios. Un hommage, c’est quelque chose de passif. Alors que lorsqu’ils sont choisis pour bien fonctionner sur les spectateurs, les extraits de films produisent vraiment une efficacité dramatique supplémentaire. À l’ère où le cinéma grand public semble déterminé à refléter, voire à imiter, les consoles de jeux, j’aime l’idée d’utiliser le cinéma et de montrer qu’il peut se refléter lui-même. Je serais incapable de parler de l’existence sans parler des films que je vois ou de ceux que voient mes personnages : le cinéma s’inspire de lui-même comme une partie intégrante de la vie. Ainsi, les films qui apparaissent dans les miens remplissent des rôles très variés.
La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (Ensayo de un crimen, Luis Buñuel, 1955) et En chair et en os (Carne trémula, 1997)
Avec Hitchcock, Buñuel est un de ces cinéastes qui se glissent dans mes films sans que je m’en aperçoive. Mais pour En chair et en os, ce fut parfaitement conscient et délibéré. J’avais besoin qu’un coup de feu retentisse dans le poste de télévision que regarde Elena (Francesca Neri) pour couvrir un autre coup de feu qui survenait dans la réalité de mon histoire – un vieux truc, quoi. Un bruit qui masquerait l’autre et n’attirerait pas l’attention. Quand je dus choisir mon extrait, j’ai réellement été pris de vertige, tant il existe des milliers de films avec des coups de feu. Je me suis providentiellement souvenu que La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, un de mes films préférés de l’époque mexicaine de Buñuel, débute par un coup de feu fortuit qui touche une fenêtre. Au départ, je l’ai choisi pour cette seule raison. Le hasard se chargerait du reste.
Le titre du film est la première chose qui apparaît sur l’écran de télévision, en premier plan. Traduit littéralement de l’espagnol, Essai d’un crime serait un excellent titre pour la succession des séquences qui vont suivre et qui déterminent le cœur et la raison d’être d’En chair et en os.
Dès le début, un dialogue s’instaure entre les deux films : chez Buñuel, le machisme, la jalousie, la mort, le hasard, ainsi que les jambes, motif érotique connu chez lui, et dans mon film, le prolongement des organes génitaux. Cette nuit-là, trois hommes vont se trouver par hasard dans le vestibule de la maison de Francesca Neri, une balle perdue touchera le personnage de Javier Bardem qui deviendra paraplégique. Cette scène détermine les parcours des quatre personnages et constitue « l’essai » de la tragédie finale.
Dans le film de Buñuel, la gouvernante du petit Archibald regarde par une fenêtre, une balle perdue l’atteint et elle s’écroule, morte. L’enfant promène son regard, non totalement dénué de désir, le long des jambes de la gouvernante, jusqu’à l’endroit où les bas laissent la place à la chair nue des cuisses. Plus tard, le mannequin de cire de la protagoniste perd une jambe avant qu’Archibald ne le fasse fondre dans un four. L’érotisme, c’est dans les jambes qu’on le trouve, jambes présentes ou jambes absentes, comme dans le cas du policier interprété par Javier Bardem. Le feu, la mort et le sentiment de culpabilité sont des éléments qui apparaissent dans les deux films. Buñuel s’en moque, mon propre film ne joue pas sur ce registre mais sur la présence écrasante de la fatalité.
Mirage de la vie (Imitation of life, Douglas Sirk, 1959) et Talons aiguilles (Tacones lejanos, 1991).
J’utilise parfois certains extraits pour permettre aux personnages de parler d’eux-mêmes. C’est l’hypothèse que je formule dans une scène de Talons aiguilles, à travers la rencontre au tribunal entre Victoria Abril et sa mère, Marisa Paredes. Rebeca, le personnage de Victoria, explique à sa mère ce mélange de haine et de passion qu’elle ressent pour elle, et pourquoi cela l’a conduit à tuer deux hommes que sa mère a aimés. Cette dernière l’écoute, terrifiée, abasourdie. Elle lui dit ne pas la comprendre. Rebeca lui demande alors à brûle-pourpoint : « Maman, est-ce que tu as vu Sonate d’automne, le film de Bergman ? » Pour parler d’elles-mêmes, Rebeca lui explique la scène où Liv Ullman et Ingrid Bergman jouent le même morceau de Chopin. Ingrid Bergman, pianiste reconnue, une diva comme la mère de Rebeca, humilie sa fille en lui apprenant comment elle doit jouer le morceau. L’expression du talent de l’une et de la médiocrité de l’autre. Rebeca s’empare du film de Bergman pour décrire le conflit permanent qu’elle a avec sa mère, et les raisons qui l’ont conduite à tuer. J’ai failli programmer le film des deux Bergman, Ingmar et Ingrid, mais j’en ai finalement choisi un autre qui parle aussi d’une relation mère-enfant douloureuse : Mirage de la vie de Douglas Sirk. C’est un de mes mélodrames préférés, et l’existence réelle de Lana Turner – en particulier l’affaire Stompanato – a également inspiré une partie de ma propre histoire. Je ne prends jamais les références à la lettre, Talons aiguilles a l’apparence des mélodrames somptueux de Douglas Sirk, mais il est culturellement plus proche des mélos latino-américains, y compris ceux du Buñuel mexicain. Outre les histoires extravagantes de Douglas Sirk, je suis subjugué par la suprématie de l’artifice comme élément narratif, quand le décor et les couleurs vives sont aussi importants que les dialogues et deviennent le moyen le plus efficace de transmettre des émotions. Ma nature de cinéaste se nourrit de paradoxes, et je peux être amené à évoquer les influences d’auteurs aussi diamétralement opposés qu’Ingmar Bergman et Douglas Sirk. Talons aiguilles en est un parfait exemple.
Le cinéma, sujet de conversation et couverture
Dans Parle avec elle (Hable con ella), l’infirmier Benigno raconte à Alicia, la jeune fille dans le coma dont il s’occupe, les films qu’il a vus. Lors d’une rencontre fortuite, Benigno a appris qu’Alicia adorait le cinéma muet avant qu’elle n’ait son accident. Il se rend alors à la cinémathèque visionner des films muets pour ensuite les lui raconter. Le cinéma, la parole.
La narration de L’Amant qui rétrécit est intégrée dans le récit de Parle avec elle pour couvrir ce qui se passe réellement dans la chambre d’Alicia – entre le corps de la jeune fille et l’infirmier Benigno. Je voulais que le spectateur ait de l’empathie pour l’infirmier et je devais le soustraire aux images du viol. Je ne souhaitais pas non plus en être témoin, je ne l’ai donc pas filmé, mais il fallait pourtant que le spectateur le comprenne. Pour « couvrir » ce que je ne voulais pas rendre visible, j’ai inventé le film muet qui devait être un spectacle tout en révélant ce qu’il cachait. Le spectateur apprend ce qui se passe dans la chambre sans l’avoir réellement vu. L’histoire de L’Amant qui rétrécit fait directement référence à L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold, tiré du roman de Richard Matheson. J’avais toujours rêvé de faire un film avec un héros de petite taille, où les pieds du mobilier et la topographie du terrain deviendraient le décor principal. J’adorais l’idée de modifier les dimensions du personnage et de tout ce qui l’entourait. Cela me permettait de faire se promener le petit amant le long du corps de sa bien-aimée comme s’il s’agissait d’un paysage et de le faire disparaître en elle.
Je suis un grand admirateur du cinéma fantastique américain de l’époque de la guerre froide. Puisqu’on m’a donné carte blanche, je prends deux films de cette époque, L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel, et L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold, que j’ai choisi de montrer. Je préfère définitivement ces brillants petits films de série B aux superproductions actuelles du genre.
La peur est une arme de propagande politique et extrêmement puissante et constitue bien entendu l’ingrédient du cinéma fantastique. Le cinéma américain de la guerre froide a réuni sans scrupules ces deux éléments. Les films de l’époque se faisaient l’écho de la psychose populaire d’une attaque nucléaire imminente, psychose entretenue par le système lui-même. Le danger vient toujours du bloc communiste, sous la forme de fourmis géantes, d’invasion extraterrestre, de retombées nucléaires, de baies prenant possession de votre âme, etc. Le danger vient toujours de l’Autre, le Voisin, l’Inconnu.
Bien que faisant partie de la campagne anticommuniste du sénateur McCarthy, L’Homme qui rétrécit tout comme L’Invasion des profanateurs de sépultures sont deux magnifiques exemples du genre, et ils n’ont rien perdu de leur valeur malgré l’instrumentalisation dont ils furent l’objet. Au contraire, avec le temps, cela les a enrichis et ajoute une clé extra-cinématographique à l’analyse de la réalité de l’époque. Plus que les livres d’histoire, la fiction (le cinéma, les romans, et aujourd’hui les séries télévisées) est parfois le meilleur moyen pour comprendre l’histoire d’un lieu. Le film de Don Siegel se retrouve cité dans Attache-moi ! avec une affiche accrochée au mur de la salle de montage du réalisateur Maximo Espejo (Francisco Rabal).
Des femmes et des pistolets : Femmes au bord de la crise de nerfs (Mujeres al borde de un ataque de nervios, 1988) et Johnny Guitare (Nicholas Ray, 1954).
Dans Femmes au bord de la crise de nerfs, Pepa et Ivàn exercent la profession de comédiens de doublage et sont amants. Quand le film commence, ils viennent de rompre. Pepa espère retrouver Ivàn dans le studio où ils travaillent tous les deux sur Johnny Guitare, lui en Johnny Logan et elle en Pétrea Vienna. Mon intention était de montrer la solitude de Pepa par le biais du doublage. Ivan n’est plus dans sa vie, et n’est pas non plus dans le studio. C’était un endroit où elle pouvait l’entendre prononcer des mots d’amour, même dans la peau d’autres personnages. Mais Ivan a préféré l’éviter et enregistrer sa partie sur une bande séparée. Pepa enregistre donc seule – avec la voix d’Ivan qu’elle écoute dans son casque – un des plus beaux dialogues qui ait été écrit sur un couple de vieux amoureux blessés. J’ai choisi le moment où Johnny demande à Vienna : « Mens-moi et dis-moi que tu m’as attendu toutes ces années. » « Toutes ces années, je t’ai attendu » répond-elle. L’interaction entre Pepa, amante délaissée, et la projection de la scène de Johnny et Vienna est si pénible pour Pepa qu’elle s’écroule et s’évanouit.
Je n’aime pas le doublage mais j’adore l’inclure dans mes films. Dans Femmes au bord de la crise de nerfs, c’était comme si je filmais Carmen Maura et Joan Crawford ensemble. Chacune comme un écho et une réplique de l’autre. Une sorte de duel d’actrices, qui jouent la même scène de façon opposée. Maura affaiblie par l’absence de l’amant et Crawford durcie, tel un monolithe, pour la même raison.
Johnny Guitare et Femmes au bord de la crise de nerfs sont deux films de femmes. Même si celui de Nicholas Ray porte le nom du personnage masculin, les femmes sont les maîtresses de l’histoire avec Vienna et Emma (Mercedes McCambridge) comme protagonistes du duel final. Prenant à contrepied tous les westerns, les femmes représentent les personnages forts, intéressants, ce sont elles qui décident du sort des hommes. Johnny Guitare est un film étrange. Les dialogues et la mise en scène sont délibérément théâtraux mais entre les mains de Nicholas Ray, le résultat est magique et fascine précisément pour cela.
Voyage en Italie (Roberto Rossellini, 1954) et Étreintes brisées (Los abrazos rotos, 2009).
Longtemps, j’ai souhaité inclure dans un de mes films la scène de l’excavation de Voyage en Italie de Roberto Rossellini. Je ne peux retenir mes larmes chaque fois que je la vois. Le cinéma nous révèle nos propres désirs, en même temps qu’il entretient un face à face avec le spectateur. Ce qui revient parfois à nous confesser devant l’écran. Réfugiés à Lanzarote, une île volcanique, les protagonistes d’Étreintes brisées regardent Voyage en Italie sur un petit poste de télévision. Ingrid Bergman et George Sanders, dont le mariage se désagrège, visitent un chantier à Pompéi. Sous leurs yeux, les techniciens, qui fouillent délicatement la terre, mettent au jour les corps d’un homme et d’une femme immortalisés par la lave alors qu’ils dormaient. « Peut-être un mari et sa femme» dit l’un des ouvriers de l’équipe. L’image est soudainement un choc pour Ingrid Bergman, qui s’éloigne de quelques mètres du groupe. L’amour éternel du couple millénaire met en évidence la détérioration et la caractère mesquin de son propre mariage. Elle ne peut retenir ses larmes. Il s’agit d’une scène simple, sans rhétorique, directe et pourtant chargée d’émotion. Quand elle la regarde à la télévision, Lena (Penélope Cruz) enfouit son visage dans la poitrine de son amant, ressentant la même émotion qu’Ingrid Bergman, bien que, contrairement à elle, Lena tienne solidement dans ses bras la personne qu’elle aime, souhaitant qu’un jour la mort la surprenne ainsi, unie à Mateo dans la même étreinte.
Le cinéma comme prémonition et comme reflet : Duel au soleil (King Vidor, 1946) et Matador (1986). Thérèse Raquin (Marcel Carné, 1953) et La Mauvaise éducation (La mala educación, 2004).
Bien que dès leur sortie, les films appartiennent d’emblée au passé, je leurs reconnais des qualités prémonitoires. C’est la théorie que je retiens dans Matador. Le cinéma peut parler à la fois de l’avenir des personnages et reflèter les secrets les plus noirs des spectateurs. Dans La mauvaise Éducation, M. Berenguer (Lluis Homar) et le diabolique Angel (Gael García Bernal) entrent dans un cinéma de Barcelone pour se forger un alibi et tuer le temps alors que le frère d’Angel agonise, victime d’une héroïne d’une pureté rare, fournie par M. Berenguer. Le cinéma présente une Semaine du film noir, les deux personnages viennent de voir en double-programme deux films très proches l’un de l’autre, dont seules les affiches apparaissent sur un des murs de la salle : Thérèse Raquin de Marcel Carné et Assurance sur la mort de Billy Wilder. Le premier est tiré du roman d’Émile Zola et le second de celui de James M. Cain, qui semble inspiré par la dureté implacable de Zola. M. Berenguer quitte le cinéma très accablé. « C’est comme si tous ces films parlaient de nous » dit-il à son jeune amant. Comme le personnage de Fred McMurray dans Assurance sur la mort et Raf Vallone dans Thérèse Raquin, M. Berenguer est tout simplement follement amoureux de quelqu’un qui va l’utiliser pour tuer. Dans les deux films, les victimes sont les maris des protagonistes, dans La mauvaise Éducation, c’est son frère.
En programmant Thérèse Raquin, j’invoque à Lyon l’esprit de Zola et de quelques chefs-d’œuvre du film noir, Fritz Lang (Désirs humains), Renoir (La Bête humaine) et Billy Wilder lui-même.
Parlons de Duel au soleil de King Vidor : dans Matador,Maria Cardinal échappe au toréro, Diego Montes, qui la poursuit. Elle passe devant la façade d’un cinéma et se réfugie dans la salle. Le cinéma comme un abri pour les criminels, autre belle théorie. Sur l’écran, sont projetées les dernières minutes de Duel au soleil, un western aux couleurs explosives, excessif et captivant. Le dialogue subliminal du couple féroce composé par Jennifer Jones et Gregory Peck pourrait être : « Tue-moi et dis-moi que tu m’aimes. » J’ai voulu que ce dialogue imaginaire soit plus explicite dans Matador. Maria Cardinal regarde l’écran comme hypnotisée, elle oublie que le torero est sur ses talons. Peu après, le torero entre à son tour dans la salle et, comme Maria, il est subjugué par les images de Duel au soleil. Jennifer Jones et Gregory Peck se mitraillent dans la longue et folle scène finale. Pearl tire mais, abattue par Peck, elle rampe vers lui pour unir leurs vies dans un baiser éternel. Et sans le savoir, l’avocate et le torero contemplent à l’écran l’anticipation de leur propre fin. Le cinéma, telle une prémonition.
Des voyeurs : Peeping Tom/Le Voyeur (Michael Powell, 1960) et Kika (1993).
Le Voyeur de Michael Powell débute avec un œil filmé en trop gros plan. C’est le film du voyeur par excellence. C’est en quelque sorte l’essence même d’une œuvre, être regardée dans l’obscurité. Le cinéma fait de nous des voyeurs. Le chef-d’œuvre de Powell n’est mentionné que sur l’un des murs de l’appartement du personnage joué par Peter Coyote. Il fait écho à plusieurs des films que j’évoque, Arrebato d’Ivan Zulueta, et même Tesis d’Alejandro Amenabar, avec la caméra qui vampirise ce qu’elle regarde.
Dans Kika, il y a deux voyeurs : Ramon, son mari, et une journaliste de télévision sans scrupules, Andrea Caracortada, jouée par Victoria Abril. Mark, le héros du Voyeur cherche chez les femmes qu’il filme le sentiment de la peur et de la mort. Il est le précurseur des snuff-movies. Ramon, photographe de mode, recherche chez les mannequins le visage du plaisir, l’instant de l’extase sexuelle. Il photographie Kika quand ils font l’amour, comme si sa mémoire ne lui suffisait pas pour se souvenir de ces moments. Mark et Ramon, souffrent tous deux de déformation professionnelle, les deux sont immatures et portent en eux des traumatismes familiaux.
Andrea Caracortada, le deuxième voyeur de Kika, est beaucoup plus dangereuse que Ramon. Andrea est capable de tuer ou d’être tuée pour obtenir l’image la plus atroce pour son émission de télé-poubelle. Dans le film de Powell, Mark est son propre caméraman, dans Kika, Andrea présente, dirige et fournit les contenus d’une émission de télévision. C’est une femme-caméra à plein temps, un soldat de l’information, qui porte toujours une caméra fixée sur le casque de sa moto. J’ai un faible pour les films qui se déroulent dans des studios de cinéma, ou de post-synchronisation, les tables de montage et les lieux où les personnages assistent à une projection, ou projettent leurs propres films sur un rectangle blanc installé sur un mur. L’écran est le seul fétiche que je me reconnaisse, l’écran blanc. Dans Le Voyeur, il y a tout cela, et bien plus encore. Un demi-siècle après sa sortie, il a conservé non seulement sa force mais la prolifération d’œil-caméras un peu partout a fait du film de Powell un artefact complètement actuel. Nous n’avons jamais autant regardé à travers une caméra et nous n’avons jamais été autant espionnés que maintenant.
Cinéma d’actrices, cinéma sur les actrices : Opening Night (John Cassavetes, 1977) et Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre, 1999).
La présence d’Opening Night dans Tout sur ma mère n’est absolument pas subliminale : je vole pratiquement une séquence du film de John Cassavetes. La première fois que j’ai vu Opening Night, j’ai été tellement impressionné que le scénario de Tout sur ma mère en porte la trace et que je ne l’ai jamais caché. La scène volée est celle où le fils de Cecilia Roth demande un autographe à la diva Huma Rojo (Marisa Paredes), puis est mortellement renversé dans la rue. A partir de là, mon film prend une orientation très différente, mais je reconnais qu’au départ, c’est Cassavetes qui m’a inspiré.
Nos deux films parlent d’actrices, comme Ève de Joseph L. Mankiewicz, cité dans le générique. Dans Tout sur ma mère, il y a des actrices qui se présentent sur scène, et des femmes qui peuvent le faire, bien qu’elles ne soient pas comédiennes, mais y parviennent sans avoir l’air ridicule. La femme possède un talent particulier pour parvenir à faire illusions, en tout cas dans la région où j’ai grandi. Mais c’est en cachant des choses que les femmes de mon pays natal – un petit village de la Mancha – ont évité plus d’une tragédie.
Opening Night se déroule très loin de la Mancha et parle du théâtre, d’une actrice en état d’ivresse à New York, au bord de la folie au moment de l’avant-première de sa pièce. J’ai déjà dit ma fascination pour tout ce qui entoure un tournage et tout ce qui est en relation avec les différentes manières de regarder des films, les cinémas ou les écrans de télévision. Cette fascination peut s’appliquer au monde du théâtre. Le scénario est pour moi comme l’écran ou la page blanche. Et les acteurs, toujours les acteurs, sont les principaux véhicules de l’histoire. Cassavetes construit sans compromis et en s’écartant des conventions une histoire sur les vicissitudes des gens de théâtre. Il connaît le monde du théâtre de l’intérieur et est impitoyable avec tout ce qui l’entoure. Comme Bergman, il soumet sa propre mémoire personnelle à un examen implacable. Cet absence de complaisance et une grande rigueur stylistique donnent à son film une force impressionnante. La diva n’est pas magnifique, elle est en mille morceaux. L’auteure de la pièce est mesquine. Le metteur en scène est quant à lui d’une patience limitée et abandonne Myrtle, le meilleur personnage qu’ait incarné Gena Rowlands, seule face à ses propres démons.
Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1960) et La piel que habito (2011).
Bien que le chef-d’œuvre de Georges Franju et mon modeste film aient en commun un docteur fou, des masques, une fidèle complice et de multiples greffes de peau, je n’avais pas le film de Franju à l’esprit quand j’en ai écrit le scénario. La piel que habito est une adaptation libre de Mygale, le roman de Thierry Jonquet. Ce qui m’a le plus intéressé dans le roman, et que j’ai conservé – je ne suis pas un adaptateur très fidèle – est la vengeance du médecin, une vengeance originale et terrifiante : changer le sexe de celui dont il pense qu’il a violé sa fille.
Lorsque je l’écrivais, le génome et la thérapie cellulaire, les transgénèses, etc., ont été découverts. Ces avancées scientifiques transportaient une histoire qui avait débuté dans la science-fiction dans le domaine du réel, en tout cas dans celui du possible. Comme l’écriture du scénario fut longue, les problèmes de greffe du visage furent surmontés – l’Espagne est un pays pionnier dans ce domaine – et dans un laboratoire espagnol, la culture de peau synthétique était devenue réalité. La pratique de la transgenèse sur des êtres humains est interdite mais elle est scientifiquement possible. Toutes ces découvertes qui nous situent au bord d’une nouvelle humanité constituent l’essence même de La piel que habito, et rien de ceci ne se trouve dans Mygale ou dans Les Yeux sans visage. Mais il est évident que mon film évoque celui de Franju et je vous recommande de le voir. Après cinquante-cinq ans, Les Yeux sans visage reste un chef-d’œuvre, simple dans sa complexité et raconté avec une étonnante capacité de synthèse. Il part d’un scénario parfait – signé par Boileau-Narcejac, le duo d’écrivains qui entre 1955 et 1960 a écrit également Les Diaboliques, réalisé par Clouzot et Sueurs froides, le roman dont est issu Vertigo, le film d’Hitchcock – mis en valeur par une photographie impressionnante en noir et blanc, ce qui évite tout sensationnalisme. L’image finale, la fille du docteur Gennesier transformée dès le début en fantôme, courant dans les bois, entourée de colombes comme elle libérées, possède une force lyrique et irréelle poignante. Le spectateur mérite de parvenir à cette image après une histoire qui mêle le suspense et l’horreur, avec une touche de mélodrame. En fin de compte, il s’agit simplement de l’histoire d’un père capable de s’immoler pour que sa fille puisse récupérer son visage perdu.