Posté le 01.10.2014 à 17h08
Avec cette sélection de sept films qui entend rendre hommage au cinéma espagnol, j’ai voulu d’abord proposer des œuvres qui ont résisté à l’épreuve du temps et prouvé de fait leur valeur esthétique. J’ai souhaité également montrer au public du festival Lumière des films dont la notoriété n’a guère dépassé nos frontières. Pour la plupart tournés à l’époque de la dictature franquiste, ils ont su, en plus d’être de beaux films, contourner avec ingéniosité les règles de la censure de l’Église et de l’état, qui étaient aussi absurdes que féroces.
Deux des films les plus connus hors d’Espagne, Le Bourreau (El verdugo) de Luis García Berlanga et L’Esprit de la ruche (El espíritu de la colmena) de Victor Erice, ont employé chacun leur propre manière, radicalement différente mais tout aussi efficace, pour duper les censeurs. Le film d’Erice est un chef-d’œuvre de codes et de signes symboliques. Celui de Berlanga est une comédie sociale (une « costumbrista ») qui s’apparente au néoréalisme italien. La censure n’a pas saisi la réelle portée de ces deux films. Le Bourreau est joué par le merveilleux José Isbert, qui était un peu le grand-père espagnol idéal dans la comédie populaire de l’époque, un vieil homme charmant, parfait en tous points, attentif à sa famille, avec une seule exigence vis-à-vis de son gendre : qu’il travaille et nourrisse sa fille et son petit-fils. Tout le monde peut s’identifier à ça. Mystifiés par la sympathie suscitée par le film, les censeurs n’ont pas remarqué qu’il était un violent plaidoyer contre la peine de mort. L’Espagne était alors un régime totalitaire et le film accusait directement l’État – qui continuait à garrotter les condamnés – de comportement criminel. Ceux qui œuvraient à la censure se sont fait berner et sont passés totalement à côté de sa vraie nature. Dans un pays civilisé, Le Bourreau aurait été considéré comme un chef-d’œuvre. Dans l’Espagne de 1963, sa valeur est encore plus grande. Le pouvoir a « découvert » le film lors du Festival de Venise où il a remporté le Prix Fipresci de la critique. Et cette censure dont il n’avait pas encore été victime, le film a dû l’affronter à son retour en Espagne. Mais c’est une autre histoire que Rafael Azcona et Luis García Berlanga auraient eux-mêmes pu inventer s’ils ne l’avaient pas vécu.
L’Esprit de la ruche de Victor Erice se situe à l’opposé du Bourreau. C’est une œuvre lyrique qui prend l’apparence d’un conte pour enfants, et dans lequel la projection d’un film, le Frankenstein de James Whale, suscite la curiosité d’une petite fille, face à la mort et aux fantômes qui hantent un village de 1941, un an après que Franco ait annoncé la fin de la guerre civile espagnole. Une année malheureusement riche en fantômes. Le film est quasi muet, manière pour les personnages adultes d’intérioriser et d’exprimer la censure. Les parents de la fillette, jouée par Ana Torrent, 5 ans, sont des morts-vivants, silencieux, distants, fermés. Ana passe son temps à s’occuper d’un « esprit », furtif, caché dans une bergerie (un maquisard, qui a fui la montagne). Un jour, l’esprit disparaît, criblé de balles par la Garde civile. Le regard interrogatif de l’enfant, les yeux à la fois innocents et téméraires d’Ana Torrent, en disent plus long que n’importe quelle image sur l’incertitude de l’époque et sur la soif de savoir qui était la nôtre en 1973 – année de la sortie du film –, nous qui commencions à nous rendre compte que le pays dans lequel nous vivions n’était pas celui dont on nous parlait à l’école ou à la maison.
Furtivos (1975) de José Luis Borau est chronologiquement le dernier film de cette carte blanche à avoir été tourné sous le franquisme. C’est un film très audacieux pour son époque et avec le recul, il semble que la liberté prise par l’auteur pour raconter cette histoire implacable ne fut possible que parce que le franquisme et la censure touchaient à leur fin. Mais en 1974, année de la réalisation du film, personne ne le savait. Et il aura fallu attendre encore trois ans pour que le pays puisse profiter du travail de José Luis Borau et de son coscénariste Manuel Gutiérrez Aragón, et admirer cette liberté avec laquelle ils ont écrit leur scénario, véritable travail d’horlogerie. Le film est une fresque « goyesque » dont l’action se situe dans une forêt, comme un microcosme qui cristallise la société espagnole : il est possible de voir cette forêt comme la représentation symbolique de la société ou de considérer le personnage de Martina, la mère, abusive, immorale, hypocrite, consanguine et meurtrière, comme la métaphore de notre terre.
Furtivos est un film dans lequel deux genres peu abordés par le cinéma espagnol se mélangent : le western et le film noir. Les auteurs rendent un hommage explicite à Luis Buñuel en choisissant l’actrice Lola Gaos pour le personnage de la mère. L’actrice à la voix rauque et au physique peu engageant avait travaillé pour le génie aragonais dans Viridiana et Tristana où, dans ce dernier, elle interprétait Saturna, l’employée de maison de Tristana-Deneuve. Comme l’auteur le reconnaît lui-même, le nom Saturna leur a fourni la clé du personnage de Furtivos, « Saturne dévorant un de ses fils » faisant allusion à Goya.
Arrebato d'Ivan Zulueta fut tourné en 1979, soit quatre ans plus tard, mais il semble déjà parler d’un autre pays. L’histoire est délibérément dépolitisée et se déroule dans un Madrid cosmopolite, au début de la Movida. Le personnage principal est un réalisateur de films d’horreur, mystérieusement englouti par sa caméra super 8. Le film est un conte fantastique « d’auto-immolation » dont le vrai sujet est l’héroïne et le cinéma, et l’obscurité comme seule possibilité de découverte et d’épanouissement personnel. En seulement quatre ans, la nouvelle Espagne était aussi différente de la précédente que peuvent l’être les personnages de Arrebato et de Furtivos. Au fil du temps, le film de Zulueta est devenu une sorte de classique moderne, même s’il reste à part dans l’industrie et pour le public espagnol.
Ce n’est pas la seule singularité de cette liste. Embrujo de Carlos Serrano de Osma (1948) est un autre film maudit malgré son sujet, le chant et la danse flamenco. Le fait de compter sur la participation de deux figures populaires du flamenco au sommet de leur carrière, le chanteur Manolo Caracol et la danseuse de flamenco Lola Flores, chanteuse et actrice est un phénomène en soi. Deux mythes qui aident à comprendre le mystère insondable de l’art flamenco. Le film a été vilipendé à sa sortie, la critique n’ayant pas accepté que le temps et l’espace de la narration n’y soient pas respectés : c’est le chant et la danse flamenco qui importaient à l’auteur, comme les deux côtés d’une mystérieuse médaille. L’envoûtement auquel le titre fait allusion [Embrujo : envoûtement, enchantement], le lutin et le mystère du flamenco, se révèle par le biais d’images cathartiques et expressionnistes, très éloignées des normes du cinéma folklorique espagnol. Embrujo reste, encore aujourd’hui, un film très moderne.
Autre chef-d’œuvre maudit : El extraño viaje de Fernando Fernan Gomez, même si la censure ne sut pas très bien comment justifier ses sanctions. En 1964, alors que le pays se lançait dans une vague de modernisation et de développement, le tourisme était perçu comme l’un des grands espoirs sur lesquels fonder notre économie. Or montrer l’image d’une plage espagnole où apparaissaient les cadavres de deux frères, gros, laids et ivres n’était pas la meilleure façon de promouvoir la beauté de nos rivages ! Ce n’est que sept ans après avoir été terminé que le film a été diffusé, et en double programme. Depuis, il n’a cessé de gagner des admirateurs. Fernando Fernan Gomez était un véritable homme-orchestre : acteur, réalisateur, romancier, dramaturge. Il était bon dans toutes les disciplines. El extraño viaje est inspiré du cas réel, toujours non résolu, de l’assassinat de deux frères dans un petit port de la côte. À la différence d’autres films réalisés en milieu rural, le travail de Fernán Gómez regorge d’un humour très noir. C’est un exemple de la particularité du néoréalisme espagnol, où le sentimentalisme à l’italienne est moins présent et où la narration incorpore avec naturel le grotesque et le « surréel » tout en le mélangeant à un humour noir corrosif.
Grand-rue (Calle Mayor, Juan Antonio Bardem, 1956) et La tía Tula (Miguel Picazo, 1964) constituent le pendant du film de Fernan Gomez. Il s’agit de deux mélodrames autour d’un personnage de vieille fille. J’ai un faible pour les films qui évoquent la vie rurale ou provinciale. Les préjugés sociaux et la morale catholique se sont particulièrement acharnés sur les femmes. J’ai vécu jusqu’à l’âge de 10 ans entouré de femmes, certaines d’entre elles ressemblant beaucoup à celles qu’on voit dans ces deux films. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je ressens une prédilection pour ces personnages. Ce sont en tout cas deux bijoux. La tía Tula a remporté la Coquille d’or et le prix du meilleur réalisateur au Festival de Saint-Sébastien de 1964 ; et Grand-rue a gagné au Festival de Venise de 1956 les prix Fipresci de meilleur réalisateur et du meilleur film, ainsi qu’une mention spéciale pour la performance de Betsy Blair.
Dans Grand-rue et La tía Tula, Isabel et Tula, leurs protagonistes respectives, se plient à tous les rituels féminins de la vie quotidienne de l’époque : l’église, la famille, les réunions entre femmes. Dans les deux films, elles sont réduites à la solitude. Dans les années 50 et 60, la solitude des femmes signifiait toujours l’absence de l’homme. Le destin d’une femme de plus de 30 ans était de rester dans la cuisine, aller à l’église ou devenir obèse. Dans ces deux films, les personnages vivent dans des environnements similaires, mais quelque chose d’essentiel les différencie. Si dans Grand-rue, Isabel est une victime de la répression de l’époque, dans La tía Tula la protagoniste est son propre bourreau. Le changement de décennie, loin de libérer la femme, l’a soumise de manière plus féroce encore. La vieille fille du début des années 60 est une petite fille qui a grandi dans les années 50, tournant le dos au plaisir physique, et avec un sens atavique de la chasteté et de la dignité de la femme.
Dans Grand-rue et La tía Tula, l’histoire épouse le point de vue de ses héroïnes et il est frappant de remarquer comment, sans aucune nudité ni scène érotique explicite, le désir charnel surgit avec la même intensité. Je ne me souviens d’aucun film espagnol de cette époque ou des années suivantes où le désir soit si présent et si intense. Il faut en remercier leurs réalisateurs et leurs merveilleuses actrices.